Publié le

L’esprit de duo

Isabelle et Florence Lafitte sont sœurs et jumelles. Voilà pour l’anecdote, celle qui est reprise partout dans la presse. Passée la petite histoire, on entre dans un univers, celui du duo pour pianos, genre peu connu parce qu’exigeant, terriblement exigeant pour les artistes, donc rare.

Il ne s’agit plus en effet de deux personnalités cumulées, associées comme deux demi pianistes qui en feraient un seul, mais d’une entité aussi riche qu’un orchestre, aussi intransigeante qu’un quatuor à cordes lequel se réunit tous les jours d’abord et avant tout pour définir un son et pour le développer en le mettant au service d’œuvres.

Trente six ans de travail, trente ans de concerts. Tel est le résultat du duo Lafitte quand il s’inscrit dans le temps. D’abord, il a fallu apprendre à jouer ensemble, c’est-à-dire à trouver à travers la rythmique, la pulsation commune. Non pas uniforme, commune. Comme un vieux couple où chacun trouve enfin son éclosion individuelle dans une évolution commune. L’émancipation est intérieure et musicale.

Vibrant, le duo de pianos prend un caractère terrible lorsqu’il affronte l’orchestre : l’Orchestre National de France, l’Orchestre du Mozarteum de Salzbourg, l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, l’Orchestre Philharmonique de Hong Kong, l’Orchestre Royal Philharmonique de Flandres,… Les concertos de Mozart, de Poulenc, bien sûr, mais tant d’autres si peu joués.

Car le répertoire est immense. Sans vertige mais attirées par cette immensité, Isabelle et Florence Lafitte le parcourent souvent en éclaireur. Aller ailleurs et désirer cet ailleurs. Leur répertoire s’enrichit. Il faut passer le cap du Scaramouche de Milhaud et des danses hongroises de Brahms. Elles jouent un Sonnet de Pétrarque directement depuis le manuscrit de Liszt, puisqu’il n’est ni joué ni édité. Elles ont créé une base de données de plus de sept mille œuvres pour deux pianos. Elles continuent d’en chercher et d’en demander. Rien n’excite davantage leur jeu que les créations qu’elles sollicitent ou qu’Isabelle écrit elle-même.

Aux demandes de concert, elles répliquent qu’elles peuvent sortir des sentiers battus, qu’elles aiment se promener quitte à passer par des thématiques comme “l’Extraordinaire et le quotidien”, fruits de cogitation où les goûts et la logique s’épousent le temps d’un concert. Cette richesse de terres en friche qu’elles jardinent et ordonnent s’est placée au fondement d’un militantisme pour deux pianos. Le duo-passion motive la quête.

Le public ne s’y trompe pas. Car le duo de pianos est d’abord spectaculaire. Il n’a pas la féroce intimité du quatre mains et se révèle toujours comme une moment d’intensité que sculptent les vibrations de deux instruments géants. Les grandes salles de concert en Asie, en Europe (le Concertgebouw d’Amsterdam, le Novel Hall de Taipei, la Musikhalle de Hamburg, le KKL de Lucerne, etc.) les accueillent, les reçoivent, les attendent parmi des programmations prestigieuses. La fusion avec la salle est quasi immédiate et l’on regarde autant qu’on entend.

Alors, la gémellité d’Isabelle et Florence Lafitte sert les regards comme au jeu des différences et l’ouïe prend le dessus, qui descelle les tempéraments, cette façon magnifique de servir la musique.

Christophe Mory